Paul Anka. You are my destiny
La bonne nouvelle c'est que je ne retourne pas en pension.
Cours Monceau au coin de la rue du même nom et du boulevard Haussmann, je n'en garde pas un bon souvenir.
J'ai raté l'examen d'entrée au lycée Racine derrière la gare Saint-Lazare,
moi qui étudie toujours en tablier d'écolière, la couleur suivant les saisons, je suis très intimidée par les vêtements de toutes les élèves et pas à l'aise du tout dans cette ambiance, dans ces bâtiments.
Ce n'est pas pour cela que je rate l'examen, tout simplement je grandis mal, la tête ailleurs.
Je suis une enfant pas très gaie, boudeuse, la tête remplie de fuite, de rêves.
Jupon en dentelles et rubans, jupon à cerceau, pantalon à pont en drap de laine bleu marine et pattes d'ef, robe vichy, coton dans le soutien gorge, interdiction de porte-jarretelle et autorisation du collant, traits "banane" sur les paupières supérieures, et la petite brosse sur laquelle je crache avant de la passer sur la boite de Rimmel noir, cheveux crêpés, coupe à la Sylvie Vartan, "âge tendre et tête de bois".
J'y passe deux ans, je travaille mal, les parents me paient des cours particuliers de maths, je vole un parapluie à une élève un soir de pluie, parapluie que j'abandonne une fois rentrée dans le métro, je fugue.
Avec mon frère A. un jeudi au lieu d'aller visiter le Musée du Louvre avec le Touring Club de France où nous sommes inscrits pour des sorties, nous nous promenons dans Paris.
Le soir venu maman est en face chez ses amis Nirva et Manuel, Papa est au théâtre en prise de vues, et nous décidons mon frère A. et moi de quitter la maison.
Quelque argent volé dans le petit coffre vert du bureau et nous allons dans un cinéma des Champs Elysées.
Je ne sais plus quel film nous avons vu.
Là par terre à la fin de la séance aux pieds des fauteuils il y a un porte monnaie que nous n'osons pas ramasser.
Nous envisageons qu'il a été déposé là pour nous piéger.
Il est tard, c'est la nuit.
Nous savons que l'heure est passée, que les parents doivent commencer à s'inquiéter et que nous sommes vraiment partis.
Un peu inquiets nous marchons dans les rues et décidons de nous réfugier dans le hall d'entrée de l'immeuble de Marie-France une amie du Cours Monceau.
Nous nous cachons.
Le temps passe, l'aube arrive, nous entendons l'ascenseur, les pas d'une personne qui descend et approche.
Mon frère me prend dans ses bras et me dit :"Jouons aux amoureux".
Par malchance nous renversons le grand couvercle en fer de poubelle, un boucan du diable.
Nous filons.
Au petit jour nous prenons le métro et arrivons à une porte de Paris.
Auto-stop pour la première fois.
Un camion s'arrête qui va en Bretagne.
Quelques questions posées sur nous et nous mentons : une grand-mère malade à rejoindre.
Des kilomètres, puis arrêt dans un routier, nous repartons.
Le chauffeur sent l'alcool et stoppe sur la bas-côté de la route pour dormir. Il me propose de m'allonger dans la couchette avec lui et là mon frère comprend la situation, et lui dit de ne pas me toucher.
Nous repartons et quittons le chauffeur à l'entrée de Nantes.
Perdus, ne sachant pas quoi faire nous allons au commissariat de police.
Les policiers nous questionnent, appellent les parents et nous offrent des sandwiches.
Ma mère arrive, et je me souviens que nous visitons le Musée d'Anne de Bretagne avant de prendre un train de retour pour Paris.
Un peu de culture ne nuit pas et devant des enfants butés cela aide à communiquer.
Quelle famille !
Je les aime pour tout cela.
Arrivés à la maison mon père m'explique les dangers de se retrouver si jeune dans ce vaste monde et me parle du viol.
Explication de mon absence en cours, moi je me vante auprès des copines et raconte fièrement ma fugue.
La directrice du Cours Monceau est la femme du directeur de l'Opéra de Paris, madame Dirant, ça la fiche mal !
Alors que je dois passer le brevet dans une école du XVIIIe, je traîne place Blanche autour des manèges forains et c'est sur les auto-tamponneuses que je rencontre l'homme avec qui je perds ma virginité.
L'après-midi après les épreuves je me promène dans ce quartier que je connais peu, pas si loin de chez moi, mais loin de l'ambiance de la rue de Richelieu.
Je l'aperçois près de la caisse du manège, il est grand, costaud, un peu voyou et je suis envahie d'une sensation nouvelle, le désir.
Nous nous regardons, il m'aborde, nous parlons, il échange des grossièretés avec d'autres hommes sur les filles dans les voitures dans la fureur des chocs métalliques et de la musique tonitruante, il raconte qu'il "a des filles sur le trottoir".
Je suis une jeune fille sage, égarée dans ce quartier, il le sait, cela se voit.
Le deuxième jour au lieu de passer l'examen, je descends la rue Pigalle avec lui et j'entre dans un hôtel de passe.
Un petit hôtel tenu par une vietnamienne en robe rouge brodée de fils brillants, elle le salue, ils semblent se connaitre.
Un escalier étroit qui grimpe sur quatre étages, une chambre.
Un grand lit, une radio à pièces qui joue "Besame mucho".
Moi en twin-set angora bleu ciel ras du cou avec petit bouton en nacre dans la nuque, je ne l'ai pas enlevé, juste soulevé par cet homme. Allongée sur le dos l'image de son corps sans visage qui bouge sur moi, appréhension, une douleur, une brûlure et quelques traces de sang sur un drap.
Mes parents soupçonnent mon absence à l'examen et je mens.
Lorsque le lendemain ce garçon téléphone et me demande, ma mère écoute la communication depuis un autre poste téléphonique de l'agence et comprend.
Je sursaute quand j'entends sa voix.
Elle intervient dans la conversation et lui intime brièvement mais fermement de ne plus jamais me contacter sous peine de poursuites judiciaires car je suis mineure.
Souvenir vague de ce bref moment, il a trente ans, il est garagiste vers Vaucresson.
Plus jamais de nouvelles.
Juste surveillance de ma mère en cas d'une possible chaude-pisse et surtout la venue de mes prochaines règles.
On aime physiquement pour la première fois comme on peut, alors on couche.
Que penser de tout cela ?
Aujourd'hui encore je ne sais pas, ce n'est pas un mauvais souvenir car le désir de cet homme est toujours présent.
Je suis la jeune fille pensionnaire du Sacré-Coeur à qui l'on a inculqué que l'amour est sale et qu'aimer n'est pas coucher, alors je couche sans aimer.
Il est la réalité de mes fantasmes.
Je redouble la troisième.